LA LANGUE DES OISEAUX - TOME II
Extrait de l'avant-propos
Le premier tome de La Langue des oiseaux, au départ, avait pour objectif unique de souligner qu'une grande partie de la littérature - si l'on se donnait la peine d'aller voir sous le banal sens littéral - pouvait véhiculer d'étranges non-dits, de mystérieuses confidences ayant trait aussi bien à l'histoire qu'à des domaines considérés sulfureux par le petit monde des Lettres. Si découvrir des réminiscences ésotériques, voire hermétiques, chez les auteurs grecs et latins classiques n'est guère surprenant, une telle constatation perturbe davantage lorsque nous décelons de tels propos sous la plume d'écrivains plus proches de nous. Il est vrai que si le Moyen Âge, la Renaissance et le XVIIe siècle baignèrent dans ce type de culture, le XVIIIe siècle, qui vit les travaux de Lavoisier, sonna le glas des croyances et des connaissances qui furent celles des Anciens. Ainsi, la théorie selon laquelle il y aurait une unité de la matière fut enterrée définitivement et, avec elle, ces curieux ouvrages, parfois bellement illustrés, qui traitaient d'alchimie et sont, de nos jours, considérés, en général, comme des ramassis d'élucubrations et de superstitions. Et pourtant! Depuis, les nouvelles données de la physique - notamment sa branche dite des quantas - la science a rendu justice à nos ancêtres jugés crédules, en remettant à l'ordre du jour cette théorie de l'unité de la matière. À l'origine de cette guerre des Anciens et des Modernes, il y a un énorme malentendu, celui qui consiste à croire que l'alchimie est l'ancêtre de la chimie alors qu'il s'agit de deux sciences distinctes, aussi rationnelles l'une que l'autre et qui possèdent leur langage particulier. Or, si la chimie est la science des faits, l'alchimie est celle des causes. La première, limitée au domaine matériel, s'appuie sur l'expérience; la seconde prend de préférence ses directives dans la philosophie. La chimie a pour objet l'étude des corps naturels, l'alchimie tente de pénétrer le mystérieux dynamisme qui préside à leurs transformations. Tout comme les mathématiques, la chimie et la physique possèdent leur langage propre, constitué de formules et d'équations, l'alchimie se dérobe à la, compréhension des profanes en usant d'un langage vernaculaire, local, communautaire. Encore que le terme «local» ne doive pas donner à croire que ce langage soit limité à un quelconque territoire géographique. Il s'adapte. C'est ainsi qu'au jobelin, au coquillart, au jargon, à l'argot de François Villon, à la gaye science, au lanternois de François Rabelais, à la pointe de Cyrano de Bergerac, répondent, par exemple, le pun de Jonathan Swift, la jerga ou le caló de Cervantès. Ainsi, dans toute l'Europe, la langue des oiseaux - quel que soit le nom qu'on lui donne - constitue un rempart infranchissable pour le «liseur charnel», selon la belle expression d'Irène Hillell Erlanger, la petite-fille des Camondo.
En cours de rédaction, le projet de départ évolua. Depuis plus d'une décennie, le microcosme ésotérico-littéraire faisait état des relations qu'aurait entretenues Raymond Roussel - un écrivain fastueux, milliardaire, méconnu, et classé «fou littéraire» par la critique - avec un «alchimiste», auteur de deux livres, publiés respectivement en 1926 et 1930. Dans un ouvrage posthume, Roussel expliquait comment il avait rédigé certains de ses livres: «Il s'agit d'un procédé très spécial. Et, ce procédé, il me semble qu'il est de mon devoir de le révéler, car j'ai l'impression que des écrivains de l'avenir pourraient peut-être l'exploiter avec fruit.» Et de décrire longuement le fonctionnement dudit procédé reposant sur les assonances, les à-peu-près phonétiques, les rébus et les charades. Or ces différents jeux de langage sont ceux qui fondent ce que l'on nomme la langue des oiseaux ou, selon l'expression d'André Breton, la cabale phonétique. La relecture de Raymond Roussel, à la lumière de cet éclairage particulier, entraîna une étonnante constatation. La majeure partie de son oeuvre fut écrite avant la publication des deux livres, parus en 1926 et 1930.