LA CHAIR INTERDITE
Extrait
Extrait du prologue
Je suis venue au monde tandis que Simone de Beauvoir s'éteignait. Trop occupée alors à faire mes premières dents, ce n'est que quelques années plus tard que, sur les bancs de la Sorbonne, j'ai entendu son message : «On ne naît pas femme, on le devient.» A l'aube de mes vingt ans, prête à tous les sauts périlleux conceptuels, j'envisageais la maxime, la décortiquais, sans en saisir grand-chose. La femme naît avec un organe dont seule la puberté lui révélera l'usage, soit, mais est-elle en cela bien différente de l'homme ? Avec un peu de chance, elle empruntera sans heurt la voie royale de la féminité, par la découverte, seule puis accompagnée, du plaisir et de la maternité auxquels il la destine, et chérira en secret les joies comme les douleurs qu'il lui a procurées, invisibles à l'observateur extérieur. Car voilà, son sexe, nimbé de son secret, se refuse au regard. Circulez, il n'y a rien à voir, tout se passe à l'intérieur, dans la chair intime.
Persuadée que toutes les représentantes de ce sexe naissaient, comme moi, libres et égales en droits ou presque, j'ai un temps laissé là ces interrogations, pour me pencher sur le sort de celles qui étaient livrées aux tourments de l'amour et de la dictature, en se donnant corps et âme aux tyrans qui ont fait trembler le XXe siècle. Mais depuis quelques années, il m'est devenu impossible de ne pas voir dans les médias les images de mes semblables se dénudant pour lutter contre les intégrismes, être les victimes de marchés du sexe, des trophées de guerre, ou manifester dans la rue pour un droit que l'on pensait acquis, celui de choisir quand devenir mère ou pas, et de faire de son corps un lieu de plaisir autant que de reproduction. Selon l'époque ou l'endroit, le plaisir et la maternité seront pour certaines un fardeau, pour d'autres un devoir ou un interdit, et il faudra se battre pour que le sort se montre clément.
Autant d'images qui m'ont rappelé que j'avais encore tout à apprendre de l'assertion de Simone de Beauvoir et de la chance, comme de la malédiction, d'être née avec un sexe de femme. Cet organe, avec les attentes, les obligations qu'il crée, transmet à son héritière un pouvoir incommensurable, celui de donner la vie. Mais cette puissance qu'il incarne la place immanquablement sous le regard réprobateur et inquiet de l'homme. Et tandis qu'il en va, pour certaines, comme une évidence de l'exposer, le décorer, l'offrir au tout-venant ou le monnayer, il est, chez d'autres, une chose honnie, cachée, occultée, honteuse.
Chair interdite depuis la naissance de la civilisation, le sexe des femmes nourrit les peurs des hommes, leur procure plaisir et naissance, attise le désir autant que la haine. Jusqu'à nos jours, tantôt exilé, maudit, conspué, tantôt consacré, mutilé autant qu'embrassé, il aura toujours quelque chose à se reprocher. Rapté parfois lorsqu'il se refuse, siège de l'honneur de toute une famille - que dis-je, d'une nation ! -, muselé chirurgicalement pour ne point prendre trop de libertés, loué par les poètes et croqué par les peintres, le sexe des femmes a dicté ses lois et ses désirs à l'histoire de l'humanité. Tandis que certains hommes, certaines politiques ou religions tentaient de lui prescrire leurs volontés, leurs fantasmes, leurs interdits. Ceux-là mêmes qu'ont connus nos mères, et leurs mères avant elles, quels que soient les civilisations, les latitudes, les siècles.